W. Raabe : Le Champ de Wotan

Vingt-quatre heures dans la vie d’un petit groupe humain du Nord de l’Allemagne durant la guerre de Sept Ans (1756 à 1763) : le temps que s’annonce, déferle et s’éloigne la tornade de la guerre. Tous n’y survivront pas, et ceux qui le feront verront leurs rapports durablement modifiés, car l’épreuve aura appris à qui l’ignorait la présence parmi eux d’une autorité secrètement révérée, et imposé à tous sa reconnaissance.

Raabe a décrit cette nouvelle, écrite en 1886/87 et publiée dans la Berliner National-Zeitung en 1888, puis sous forme de livre en 1888, comme un « véritable poème historique » à l’éditeur Elischer : « Du titre au dernier mot, il n’y a pas un seul vers de l’ouvrage qui n’ait été trois fois au feu et sur l’enclume – et cela aussi sera découvert ! » Et cela a été découvert. Raabe doit les faits historiques à diverses sources, dont il reprend souvent la formulation, sans que la représentation fidèle ne soit son véritable objectif.

Le 5 novembre 1761, l’histoire se déroule en un seul lieu, l’Odfeld : le duc Ferdinand de Brunswick, général de Frédéric le Grand, tente (pendant la guerre de Sept Ans) avec ses alliés anglais d’arrêter les troupes françaises, mais échoue car, en raison des routes boueuses, le général Hardenberg ne peut arriver à temps, permettant aux Français de s’enfuir. L’école du monastère d’Amelungsborn, située près du « Campus Odini », avait déjà été transférée à Holzminden ; seuls le bailli et son entourage, ainsi que Maître Noah Buchius, relevé de ses fonctions et logé dans la cellule du dernier cistercien, y étaient restés. Buchius y avait été surpris la veille par son ancien élève, Thedel von Münchhausen, aujourd’hui expulsé, qui souhaitait s’engager dans l’armée et revoir sa bien-aimée Selinde.

Le lendemain matin, après avoir survécu à une attaque de pillards français, Buchius s’enfuit à travers un épais brouillard, rejoint par Thedel et Selinde, ainsi que par son serviteur Schelze et Wieschen, qui avaient sollicité ses conseils et son soutien la veille au soir. Tous cinq parviennent à traverser la grotte et y trouvent refuge (qui rappelle  Didon et Énée, saint Antoine, les réfugiés lors de la guerre de Trente Ans). Troublés dans leur cachette, ils trébuchent sur le champ de bataille et rencontrent le duc Ferdinand, qui, fort de sa connaissance du lieu, demande à Thedel de mener la cavalerie. Le soir, Thedel gît mort sous son cheval, « arraché […] à la terre en plein triomphe ». Le pressentiment de la veille, le spectacle des deux volées de corbeaux s’affrontant, a eu lieu : sur le « champ écrasé des dieux, des esprits et du sang », gisent les morts. Aux côtés d’« Odfeld lui-même » (Raabe), Buchius est aussi le « héros » du livre : « Le vieux savant, resté à Amelungsborn comme la cinquième roue du carrosse », est celui « qui sait garder la tête hors de la misère » et offre « confort, conseils et aide ». L’importance particulière du Champ deWotanréside dans l’habileté de Raabe à rendre l’action militaire du 5 novembre 1761 transparente pour les « inquiétudes » passées et futures du monde. Ce qui menace ou s’est produit au présent est relativisé par ce qui s’est déjà produit ; ce qui est éternellement valable devient visible à travers l’unique fait.

Avec ce roman, paru en 1888, où l’ironie souriante équilibre la peur, c’est le bellicisme de ses concitoyens grisés par la victoire de 1871 sur la France que cible Wilhelm Raabe en leur suggérant que les héros d’une société civile digne de ce nom ne sauraient être ceux qu’ils célèbrent : « Ainsi Le Champ de Wotan initiait-il avec son “héros passif” l’essor qu’allait connaître jusqu’à il y a peu, dans la littérature allemande, un nouveau motif » (Ulrich Dittmann), celui de l’antihéros.

 

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